De l’économie de produits à l’économie de flux

Repenser les fondations avant qu’elles ne deviennent invisibles

Nous parlons beaucoup de ce que nous vendons, rarement de la manière dont nous existons dans le monde. Et si la vraie question n’était plus quoi vendre, mais comment s’inscrire dans la circulation ? Des biens, des informations, des transactions.

Nous avons longtemps vécu dans une économie de produits, puis de services ; nous voilà désormais dans une économie de flux, où la valeur ne réside plus dans l’objet, mais dans le mouvement qui l’entoure, le relie, le rend disponible.

Amazon, Shein ou Uber n’ont pas simplement conquis des marchés : ils ont inventé une architecture du mouvement. Ils ne vendent ni vêtements, ni trajets, ni colis ; ils vendent l’expérience du temps aboli, la sensation que tout est à portée immédiate, que la distance n’existe plus. Ce qu’ils orchestrent, ce n’est pas la transaction, mais la continuité : celle d’un monde où le produit, la donnée et le paiement circulent à la même vitesse, portés par la même infrastructure cognitive.

L’économie topologique : quand le lien remplace la distance

Nous sommes passés d’un monde euclidien à un monde topologique les distances ne sont plus géographiques mais cognitives, émotionnelles, informationnelles. Le lieu n’est plus une adresse : c’est une relation.

J’ai développé cette idée dans Bienvenue dans une société topologique, un monde de proximités : nous ne nous définissons plus par là où nous sommes, mais par ce que nous partageons. Un client est plus proche d’un stock de pulls rouges sur son application favorite que du vendeur du magasin d’à côté. Le réel n’est plus un territoire, c’est un graphe vivant de points connectés : chaque clic, chaque transaction, chaque flux y dessine une proximité.

Dans cette économie du mouvement, la logistique devient une politique. Celui qui maîtrise la circulation des flux — physiques, informationnels ou financiers — définit les règles du jeu. Il impose ses standards, sa temporalité, sa grammaire. Et les entreprises européennes, longtemps attachées à leur verticalité industrielle, peinent à trouver leur place dans cet espace fluide où la vitesse de propagation vaut plus que la taille des stocks.

L’illusion du digital comme fin en soi

Pourtant, face à cette transformation, la plupart des acteurs continuent de penser en termes de technologies à adopter, plutôt qu’en termes d’architectures à construire. Le digital est devenu une religion, ses outils des totems, ses prestataires des prêtres modernes. Mais peindre ses murs en digital, comme je l’écrivais dans Le véritable défi du Retail, ne remplace pas la nécessité de revoir ses fondations.

Nous confondons la vitesse et la direction. Nous empilons des solutions sans nous demander à quelle structure invisible elles se rattachent. Or, la véritable performance ne vient plus des process optimisés, mais de la cohérence systémique : celle qui relie le modèle économique, le système d’information, la stratégie et les valeurs.

Le flux comme souveraineté

Il n’y a plus d’économie nationale, il n’y a plus que des architectures de flux. Et celui qui contrôle les architectures contrôle le monde.

La souveraineté n’est donc plus une affaire de frontières, mais d’infrastructures invisibles. Elle se loge dans la maîtrise des réseaux, des standards, des API, des modèles de données. Une entreprise qui ignore comment circule sa donnée ne sait plus où circule sa valeur. Et, chaque dépendance technique devient une dépendance politique.

L’Union européenne parle souvent de « souveraineté numérique », mais comment la défendre si les modèles de données, les clouds, les algorithmes d’optimisation ou les graphes de recommandation appartiennent à d’autres ? Cette question, pourtant stratégique, est encore absente des comités de direction.

C’est pourquoi les entreprises doivent repenser l’alignement fondamental entre leur architecture business et leur système d’information : non comme un chantier technique, mais comme une démarche identitaire.

L’architecture comme boussole

Shein, Uber, Amazon ont bâti des modèles où chaque fonction, chaque donnée, chaque interface est synchronisée autour d’une intention claire : fluidifier le mouvement.
Ce ne sont pas des entreprises technologiques, ce sont des architectes du flux.

Là où beaucoup d’acteurs européens s’éparpillent dans des expérimentations digitales déconnectées, ces plateformes pensent leur modèle comme un organisme : un réseau de capteurs, de signaux et d’acteurs reliés. Leur efficacité ne tient pas à leur technologie, mais à leur structure logique.

De même qu’au XIXe siècle, l’électricité a redessiné les villes sans que les urbanistes n’en saisissent d’abord la portée, nous vivons aujourd’hui la reconfiguration silencieuse d’un monde où la donnée est devenue la nouvelle énergie, et où chaque organisation qui ne maîtrise pas sa circulation est condamnée à la subir.

L’urgence du long terme

Nous avons cru que l’innovation se mesurait à la vitesse d’adoption. Mais innover sans repenser ses fondations revient à construire des gratte-ciel sur du sable.

Ce que nous appelons “révolution numérique” n’est qu’un symptôme. Le véritable enjeu est architectural. Il s’agit de réapprendre à penser la forme du monde avant de chercher à en exploiter les flux. D’articuler les invariants qui fondent une entreprise – sa mission, sa valeur, ses proximités – avec les systèmes qui la prolongent.

C’est en cela que l’économie de flux n’est pas une économie de vitesse, mais une économie de cohérence. Elle réconcilie le temps long du sens et le temps court du signal. Elle transforme la technologie, non pas en moteur, mais en langage structurel.

Pour aller plus loin

Deux ressources externes prolongent cette réflexion :


Conclusion

Nous avons passé un siècle à optimiser des chaînes linéaires, à stabiliser les flux, à figer les plans. Nous devons maintenant apprendre à habiter le mouvement.

Les entreprises qui survivront ne seront pas les plus rapides, mais celles qui auront compris que la technologie n’est pas un levier externe, mais une extension de leur architecture intérieure.

Le futur n’appartient pas à ceux qui possèdent les données, mais à ceux qui en comprennent la forme.

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