Depuis que je prends le temps de me pencher sur l’activité d’entreprises plutôt petites et orientées tech, je reste sincèrement surpris d’en voir autant se sentir obligées d’ajouter « une dose d’IA » dans leur offre. Le prospect ou client l’a mentionnée, le marché semble focalisé sur le sujet, et le globalement le buzz impose ses codes. Ce faisant, elles se détournent de ce qui fait leur identité et leur singularité et dépensent de l’énergie, des talents et du capital au détriment de leur cœur de métier, de leur proposition de valeur principale. Mettre de l’IA à tout prix, c’est prendre le risque de dénaturer son offre de base, de déstabiliser clients, collaborateurs et partenaires, mais aussi d’investir sur des fonctionnalités génériques qui seront très vite offertes en standard par les géants et donc de voir s’éroder, parfois brutalement, l’avantage distinctif que l’on avait patiemment construit. Nous savons tous qu’une part significative des briques d’IA « horizontales » — compréhension d’échanges, réponses automatisées, résumés, traduction, recherche assistée, etc. — finira sur les étagères des leaders du secteur, industrialisées, intégrées, moins chères à opérer à l’échelle ; se positionner frontalement là-dessus avec un produit encore jeune, c’est souvent transformer une différenciation perçue court terme en dette future.
À l’inverse, faire le pari de l’IA, en interne, dans l’entreprise, c’est d’abord décider où se trouvent les fondations et accepter de placer l’effort là où cela se voit moins mais où la valeur s’accumule : dans l’exécution, les opérations, la qualité, le support, la finance, le pilotage, l’ingénierie logicielle, l’orchestration des flux et des décisions ; bref, dans les workflows qui fabriquent la performance au quotidien. C’est là que l’IA gagne presque à coup sûr, à condition de la brancher sur des processus pensés, mesurés, sécurisés et d’accompagner le changement sans naïveté. Cela suppose de reprendre une question simple que je pose systématiquement en COMEX : qu’est-ce qui ne doit surtout pas bouger ? Tant que les invariants ne sont pas nommés et partagés, l’IA devient une peinture décorative et non une fondation porteuse ; et, à l’ère actuelle, c’est bien dans l’identité et la singularité que se loge le potentiel, pas dans la surenchère fonctionnelle. Cette clarification n’est pas un luxe de stratégie, c’est une condition d’investissement utile : on ne peut pas accélérer ce que l’on ne définit pas, on ne peut pas industrialiser ce que l’on n’aligne pas. Il faut remettre, les capabilities maitrisées, les process à l’heure de l’IA.
Vient donc le travail que je recommande depuis des années : passer de la donnée aux capabilities. La data seule ne crée pas la valeur ; ce sont les capacités métiers — ce que l’entreprise sait faire, vite, bien, de manière répétable — qui transforment une data en information, en résultat, en réalité économique. Cartographier ses capabilities, choisir celles qui portent votre signature, puis y ancrer les cas d’usage IA (et non l’inverse) change la trajectoire : on priorise ce qui renforce l’avantage compétitif, on mesure l’impact dans la durée, on évite la dispersion et le dédoublement des initiatives. C’est le sens de mes prises de position contre le mirage technologique et pour une approche fondations > peinture : la technologie n’amplifie que ce qui est déjà clair dans le modèle d’affaires (https://technoetconso.fr/au-dela-du-mirage-technologique/).
Cette exigence ramène à un autre pilier : l’alignement entre l’architecture du modèle d’affaires et l’architecture du système d’information. Tant que ces deux architectures évoluent à des tempos différents, l’IA devient un amplificateur de complexité et de coûts ; quand elles se synchronisent, elle devient un accélérateur de marge et de temps utile. Concrètement, cela veut dire relier les chaînes de valeur de bout en bout, faire circuler proprement la donnée, instrumenter les processus, définir des garde-fous, et accepter que la gouvernance des modèles (qui entraîne, qui publie, avec quelles métriques, sur quelles données) est une question d’organisation autant que de technique. Mon travail sur TechAndRetail part précisément de là : l’IA délivre quand le SI joue la même partition que le business, pas quand il court derrière ou qu’il impose sa propre logique.
Ma grande surprise est, également, que, souvent, par défaut, on préfère se jeter sur un développement interne plutôt que de chercher à développer ou s’engager dans un écosystème en travaillant ses interfaces. Ainsi, la participation à l’écosystème de solutions du marché et de solutions clients peut nourrir la solution et créer des synergies de création de valeur. Mais ça, c’est une pensée qui est souvent absente, à ma grande surprise, donc.
Il y a enfin un enjeu trop souvent sous-estimé : la souveraineté opérationnelle sur les conversations et les données sensibles. Proposer dans son offre une IA par exemple « entre clients et vendeurs dans le retail » ou sur des interactions où se révèlent intentions, objections, contexte et signaux faibles, c’est toucher le patrimoine cognitif de l’entreprise ; dans bien des cas, l’analyse, l’entraînement et l’inférence doivent vivre sur des infrastructures internes, cloisonnées, observables, afin de rester maîtres des traces, des modèles et des évolutions. Il est donc contre-productif selon moi de proposer ce type de service.
En conclusion, je ne crois pas que l’IA soit un passage obligé dans le produit pour « montrer qu’on y est » ; je crois qu’elle est en revanche un passage structurant dans l’opérationnel pour prouver qu’on exécute mieux que les autres. La différence est majeure : dans le premier cas, on suit le bruit et on se met en risque face aux plateformes ; dans le second, on renforce ses fondations, on rend tangible sa promesse et on ouvre des marges de manœuvre qui ne se voient pas toujours immédiatement côté client, mais que le comptable, les RH, les équipes terrain et, au final, la trajectoire financière perçoivent vite.
Pour la route :
Mon rôle, avec mon parcours d’introduction de vagues technologiques et mon obsession de l’alignement modèle d’affaires ↔ SI, est d’aider dirigeants, métiers et techs à choisir les invariants, cartographier les capabilities, lancer des cas d’usage IA internes à ROI court, puis industrialiser proprement ; c’est moins spectaculaire qu’un badge « powered by AI » sur une page d’accueil, mais c’est plus fidèle à votre identité et plus durable dans un marché où, demain, la vitrine sera standardisée alors que votre façon d’opérer, elle, peut rester inimitable (https://technoetconso.fr/la-data-on-en-a-notre-dose-si-on-parlait-enfin-capabilities-en-entreprise/).
Si ce sujet vous parle, commençons simplement : identifions ce qui ne doit pas bouger, choisissons trois capacités à amplifier, branchons l’IA dans les workflows où le temps gagné se mesure en jours et non en slides, et tenons la ligne ; c’est souvent là que s’installe la vraie différence, celle que le marché finit toujours par voir, parce qu’elle tient.
Pour compléter la réflexion :
- Choosing the Right AI Solution: Internal Efficiency vs. External Flash — NinetwoThree (ninetwothree.co)
- Internal AI vs External AI: Develop or Outsource Your AI? — Blog Darwin AI (blog.getdarwin.ai)